Il y a quatre ans, pour un magazine défunt j'ai eu le plaisir de rencontrer Art Spiegelman alors en promo pour la ressortie de son premier livre, Breakdowns, recueil devenu totalement introuvable de ses premières histoires.
Alors qu'il est exposé à Beaubourg - après Angoulême vu qu'il a présidé le dernier festival - que Maus est maintenant accompagné de MetaMaus (son making off, grosso modo, ce qu'il y a dans l'expo), relifting d'une interview qui sera instructive pour ceux qui se plaisent à prétendre : "moi, je lis pas de bande dessinée mais des romans graphiques".
Quand
vous étiez gamin, les comics étaient vraiment votre moyen de comprendre la réalité ?
Absolument. Pour moi, c’était une fenêtre donnant sur le
vrai monde, ce monde extérieur qui existait en dehors de ma folle maison
familiale d’immigrants. Les comics m’ont ouvert les yeux sur la culture
populaire. On n’avait pas la télévision à l’époque. C’est plus facile
d’ailleurs de comprendre les comics que de comprendre la télévision parce
qu’elle ne fait que de bouger ! Les comics, eux, ne bougent pas, c’est à toi de
bouger, de faire avancer le temps. C’est une bonne manière de se construire,
lire des comics.
(une page d'Art, datant de 2004, publiée dans McSweeney's San Francisco Panorama newspaper)
Les premiers souvenirs que j’ai ont trait aux comics. J’ai
appris à lire à partir d’un vieux Batman. Lorsque je regardais les images,
j’étais effrayé, je voulais savoir si c’était un gentil ou un méchant (une
question que je continuerai de me poser avec les Batman de Frank Miller). Et
puis j’ai compris qu’en lisant les quelques mots dans la bulle d’à côté, je
pouvais me faire ma propre idée. Ça été une motivation pour apprendre à lire.
La première fois que je me suis éveillé au sexe, c’était en regardant Betty et
Veronica dans les comics d’Archie.
J’ai aussi appris à connaître le monde grâce à Donald Duck, ses histoires dans
les Andes ou le Pôle Nord. J’ai sans doute appris l’économie avec l’Oncle
Picsou. Et tout ce que j’ai appris ado, je l’ai appris de Mad.
Pour moi LA figure centrale est Harvey Kurtzman, celui qui a inventé Mad Comics.
Pour moi LA figure centrale est Harvey Kurtzman, celui qui a inventé Mad Comics.
Il a ruiné
ma vie.
(ci-dessus et ci-dessous deux couve de Mad par Kurtzman)
The Spirit de Will Eisner ?
Ce qui m’a vraiment inspiré, ce sont les ambitions voraces
d’Eisner. « Oh, une page de comic peut ressembler à une affiche de cinéma,
peut être comme une collection de timbres ou un formulaire de déclaration
d’impôts ». Tout ce qu’il
utilisait, comme ces splash pages (des pleines pages), c’était excitant. Mais aussi la manière avec
laquelle il construisait une histoire longue en seulement huit pages. Il a dit
dans des interviews qu’il faisait des films sur papier. J’étais très content
que ça ne soit pas vraiment le cas - c’était une mauvaise idée ! Quand je relis
certains comics de ma jeunesse, ou bien je trouve que ça a horriblement vieilli, soit ils me
nourrissent encore. Maintenant, je cherche des vieux comics que je n’ai pas pu
lire à l'époque. Grâce à internet j’ai pu en télécharger qui datent des années 20, 30, 40. Des
comics très primitifs… normal, leurs auteurs ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ils
devaient juste remplir des pages !
(l'ouverture d'une histoire du Spirit par Eisner ce génie)
Picasso
(extrait de Breakdowns)
C’est la personne qui m’a fait comprendre qu’il n’y a pas un
mur imperméable entre art et comics. « Oh, tu sais, Picasso, il s’est
branlé dans son studio exactement comme tu le fais ». Ce n’est pas un
dieu. Je crois qu’il est plus facile de comprendre Guernica en l’appréhendant
comme un grand cartoon plutôt que comme une grande œuvre incompréhensible.
Y-a-t-il trop de respect pour l’art ? L’idée est de trouver ce qui semble
vraiment nécessaire. Le monde de l’art me semble devenir comme celui de la
mode, où l’on se demande : « quel genre de besoin peut-on
se fabriquer ? » Plutôt que « quel besoin existe-t-il vraiment
? »
(une couve de Crumb pour Zap)
Robert Crumb
Pour toute une génération, Crumb a été … Tu te souviens du
monolithe de 2001 Odyssée de l'espace ? A un certain moment, Crumb a été ce monolithe, il a
doté les comics d’une nouvelle dimension. Pour devenir un vrai cartoonist, il
fallait passer par ce que Crumb avait réalisé. On ne pouvait pas devenir un
dessinateur sérieux sans s’intéresser au travail de Robert Crumb… même un
artiste plus accompli comme Jean Giraud. Les comics underground ont tout
explosé. Une vraie révolution. D’abord par le contenu, sexuel, politique, les
drogues. Tous les tabous pouvaient être brisés, quelque chose de neuf pour les
sixties. Hergé lui ne pensait pas à briser des tabous en parlant de drogues ou
de la vie sexuelle de Tchang. Tout ça est arrivé avec Zap.
Breakdowns
(édité en 1978 et réédité en version augmentée en 2008)
C’était un livre autobiographique à une période où ce
n’était pas commun dans les comics. Il rencontra une incroyable indifférence,
tout le monde s’en foutait (même si, plus tard, on m’a dit qu’Alan Moore, Scott
Mc Cloud ou Chris Ware y avaient trouvé des nouvelles manières de faire de la
bande dessinée). Je me suis dit que si je continuais dans cette direction, je
savais que j’allais devenir un artiste pour galerie branchée. Ce genre
d’artistes n’a pas besoin d’avoir un gros public, il leur suffit d’avoir un ou
deux riches amateurs qui soutiennent leur travail. Je ne voulais pas être
seulement un artiste mais un artiste de comics. Ça m’a amené à commencer le
projet pour lequel on me connaît maintenant, un projet qui m’a pris 13 années…
(crayonné de Maus, photographié à l'arrache)
Le "roman graphique"
Vraiment, j’ai davantage été inspiré par le Spirit de Will
Eisner, que par Un Pacte avec Dieu qu’il a sorti en 1978 alors que je travaillais
déjà sur Maus. Will Eisner utilisait
le terme de « graphic novel » mais, moi, je ne l’ai jamais fait.
Le projet de Maus consistait à voir si l’on pouvait construire une histoire longue et complexe. Mais je n’ai jamais pensé que c’était le format le plus évident et basique pour les comics. La plupart des bons graphic novels que j’ai lus ont pris à leurs auteurs un minimum de 3 ans à 12 ans. Jimmy Corrigan a pris une décennie, Blackhole 12 ans. Ce n’est donc pas la manière la plus simple… d’ailleurs, moi, je n’ai pas envie de recommencer. Quand j’ai fait Maus, je n’avais pas de modèle. Maintenant, plutôt que de suivre un modèle que j’ai créé, je préfère chercher à me réinventer. Et la meilleure manière, c’est d’oublier ce que j’ai créé avant pour construire un autre vocabulaire. Je dois toujours apprendre un nouvel alphabet avant de commencer quelque chose.
Le projet de Maus consistait à voir si l’on pouvait construire une histoire longue et complexe. Mais je n’ai jamais pensé que c’était le format le plus évident et basique pour les comics. La plupart des bons graphic novels que j’ai lus ont pris à leurs auteurs un minimum de 3 ans à 12 ans. Jimmy Corrigan a pris une décennie, Blackhole 12 ans. Ce n’est donc pas la manière la plus simple… d’ailleurs, moi, je n’ai pas envie de recommencer. Quand j’ai fait Maus, je n’avais pas de modèle. Maintenant, plutôt que de suivre un modèle que j’ai créé, je préfère chercher à me réinventer. Et la meilleure manière, c’est d’oublier ce que j’ai créé avant pour construire un autre vocabulaire. Je dois toujours apprendre un nouvel alphabet avant de commencer quelque chose.
(un croquis pour Maus )
L’autobiographie
Le problème avec l’autobiographie c’est que, souvent, les
gens n’ont pas de vie intéressante. Et, pourtant, ils font quand même de
l’autobiographie ! J’ai lu trop de livres où c’était : « oh, je
me mets un doigt dans le nez et j’en retire de la merde… » C’est quand
même mieux de te lancer dans une autobiographie quand tu as une singulière
expérience ou un point de vue très personnel à partager. Au début de
Breakdowns, il y a un passage appelé "l'Art de la Fiction" qui traite spécifiquement
des raisons pour lesquelles je ne fais pas de fictions. Pour moi, ça ressemble
à jouer au tennis sans avoir de filet. Je préfère commencer avec quelque chose
qui me paraît être valide, on appelle ça la réalité. Même si on sait que la
réalité est une cible qui bouge tout le temps.
(crayonnés de Maus of course)
Quand j’ai rencontré pour la première fois Marjane Satrapi, elle
s’est excusée. « Je suis vraiment désolée, les gens ne cessent de dire que
Persépolis, c’est comme Maus. Ce qui, bien sûr, est vrai puisque ça a été inspiré par Maus.
Mais je ne le vois pas au même niveau, s'il-vous-plaît, ne m’en voulez
pas ». J'ai été charmé.
(une illustration pour des éditions de Boris Vian en allemand)
Contre-culture
La première fois que je suis venu à San Francisco c’était en
1967. Mais je me m’y suis vraiment installé qu’en 1971. J'y suis resté jusque 1975 – après, je
suis reparti dans ma jungle new-yorkaise. San Francisco était à l’époque la
capitale de la contre-culture. Ce qui s’est passé à la fin des 60’s et au début
des 70’s a affecté pour le meilleur ou pour le pire ce que nous vivons
maintenant. D’une certaine manière, je vois ma génération comme une terrible
déception. Parce que tout ce que nous avons construit c’est George Bush et Bill
Clinton ! Heureusement, nous avons aussi ouvert la voie à des médias non
monolithiques, comme Internet qui a remplacé les pages des fanzines underground
et où quantité de micro-cultures ont leur
place.
(couve du New Yorker post 11 septembre 2001)
Bien sûr, on n'a pas parlé de Raw, la revue fantastique qu'il a animée avec Françoise Mouly (devenue depuis DA incontournable au New Yorker), où Swarte, Burns et quantité de francs-tireurs ont été publiés. Ni de A l'ombre des deux tours mortes.
Sinon, il ne faut pas oublier, en plus de l'expo qui est consacrée à son travail, son "Musée privé" que l'on peut visiter à Angoulême jusqu'au 6 mai. Vraiment, c'est à pleurer d'émotion devant toutes ces originaux - du Little Nemo de Winsor Mc Cay, Jack Kirby, Caran d'Ache et quantité d'autres - ces pages de comics du dimanche (Gasoline Alley, ça y est, une larme coule sur le clavier)... Vraiment, ça vaut le déplacement - à noter qu'une partie des planches provient du fonds du musée donc doit être visible en temps normal.
Ci-dessous une interview du commissaire de l'expo, Thierry Groensteen, par France 3 Poitou Charente, et la bande annonce du livre numérique disponible (please please, sortez un vrai livre qui sente bon l'encre, du papier l'on puisse toucher avec les doigts... non, z'êtes sûrs ?)